CHAPITRE PREMIER

21 décembre 1987

— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché…

La petite pièce baignait dans la pénombre que distillait le soleil derrière les volets clos. Aux murs étaient suspendus la photographie d’un couple d’âge moyen, celle d’un jeune homme moustachu au regard dur, et une grande croix de bois sur laquelle agonisait pour l’éternité un christ chromé. L’ameublement possédait une qualité Spartiate, strictement utilitaire : un lit, une petite table de chevet, une armoire, une simple chaise de paille. Pas d’étagères, pas de bibelots, pas de miroir, pas de fauteuil, pas d’affiche pour couvrir le papier peint démodé, et un seul livre en vue : la Bible, serrée entre les mains tremblantes de la jeune femme agenouillée à même la moquette rugueuse.

Il y avait un mois, jour pour jour, que dans cette même maison, Anne Doleau s’était suicidée en se jetant à travers la verrière du deuxième étage. Un mois que, contrainte et forcée, Diane Chaffaux n’avait pas quitté le manoir de ses ancêtres.

— Parlez, ma fille, je vous écoute…

Assis sur le lit, le prêtre arborait un regard dubitatif où se mêlaient curiosité et compassion. Il était venu ici de son propre chef, inquiet pour sa paroissienne qui ne manquait d’ordinaire jamais l’office dominical et qui, il le savait, se rendait également tous les jours à l’église, au petit matin, pour y prier.

— Il faut que vous m’aidiez, monsieur le curé, commença Diane d’une voix blême. Ce n’est pas réellement d’un confesseur dont j’ai besoin – je n’ai pris ce prétexte que pour qu’on nous laisse seuls. Ce qu’il me faut, c’est un allié, quelqu’un qui me comprenne et qui me croie !

Sa voix se brisa sur cette dernière exclamation. Des larmes envahirent ses yeux clairs.

— Calmez-vous, ma fille, je vous en prie, dit le prêtre, posant une main apaisante sur l’épaule de la jeune femme. Quoi que vous ayez à me dire, et quoi que je puisse en penser, sachez que Dieu vous entend Lui aussi. Si vous dites la vérité, soyez sûre qu’il vous croit et vous pardonne.

— Mais je n’ai rien à me faire pardonner, mon père. Pas cette fois ! Je vous jure que je n’ai rien fait de mal ! C’est à moi que l’on en a fait, au contraire. Je vous supplie de m’emmener d’ici, sinon ils vont me…

— Jésus nous enseigne à pardonner aussi à ceux qui nous ont offensé, récita le curé, dans l’espoir d’endiguer un flot verbal dangereusement proche de l’hystérie.

Diane releva la tête, une expression presque défiante plaquée sur ses traits angoissés.

— Est-il possible de pardonner à Satan ? interrogea-t-elle à voix basse.

Son confesseur l’observa en silence pendant plusieurs secondes, ne sachant s’il devait prendre cette question au propre ou au figuré. Voilà dix ans que Diane lui répétait qu’elle avait autrefois été victime d’un démon : son obsession avait-elle empiré ?

— Que voulez-vous dire, mon enfant ? capitula-t-il enfin.

— Julien Nomade…, articula-t-elle. L’homme qui a volé sa fortune à mon frère. C’est le diable. Et je porte son enfant. Mais il m’a forcée, mon Dieu, je fais serment qu’il m’a forcée…

Le prêtre ferma les paupières un instant, souhaita ne jamais être venu en ces lieux, puis se morigéna de cet égoïsme et s’attela à son devoir.

— Vous accusez cet homme de vous avoir violée, c’est cela ?

— Pas exactement… Il n’y a pas eu la moindre fornication entre nous, mais je suis pourtant enceinte de lui.

— J’ai peur de ne pas très bien vous suivre, ma fille.

Un tic nerveux anima la joue de Diane, juste au-dessus de sa lèvre supérieure. Elle fit un visible effort pour se calmer, pour énoncer les faits le plus clairement possible. Ne pas passer pour folle, surtout ne pas passer pour folle…

— Ce qu’il a fait s’apparente à l’insémination artificielle, reprit-elle. Julien avait engrossé une pauvre fille, qui s’est damnée une seconde fois en mettant fin à ses jours. Pour sauver l’enfant, il l’a implanté en moi.

— Je vois, acquiesça le curé, avec une grimace réprobatrice. J’ignorais que cela pouvait se pratiquer, mais j’imagine que la science ne reculera jamais devant rien pour bafouer les lois de Dieu. Une chose m’échappe, cependant : si vous n’étiez pas consentante, pourquoi ne pas l’avoir dit aux médecins qui ont réalisé l’opération ?

— Mais il n’y a pas eu de médecins, mon père ! Tout cela s’est passé ici, pas dans un hôpital, et Julien a réalisé l’échange lui-même, à l’aide de ses propres mains !

La voix de la jeune femme s’était à nouveau envolée dans l’aigu, tandis que ses larmes reprenaient de plus belle. Le prêtre ne put masquer son scepticisme.

— Voilà qui me semble difficile à admettre, avoua-t-il. Ce monsieur… Nomade serait-il chirurgien ?

Diane eut un bref éclat de rire, entre deux sanglots, avant de répondre, la voix rauque :

— Je vous dis que c’est le Diable, monsieur le curé ! Satan lui-même, incarné ! C’est pour ça que je m’adresse à vous plutôt qu’à la police. Eux, je sais qu’ils ne me croiraient jamais, qu’ils me feraient enfermer. Mais vous, vous savez ce dont il est capable, vous savez qu’il existe ! L’enfant que je porte est…

— Calmez-vous, ma fille, répéta le confesseur, d’un ton sans réplique. Je conçois que vous soyez troublée, mais si vous désirez que je comprenne la nature de votre épreuve, vous devez me raconter les événements dans l’ordre où ils se sont produits. (Il s’adoucit quelque peu, sourit.) Je ne suis ici que pour vous aider, vous le savez.

La jeune femme approuva, inspira et expira profondément à plusieurs reprises, baisa la couverture de cuir de sa Bible, puis entreprit de narrer son histoire en commençant par le commencement : l’arrivée chez elle de Julien Nomade, un mois auparavant. Comment il lui avait proposé de rendre au manoir sa splendeur d’antan en échange d’un minuscule service : offrir jusqu’à la naissance de l’enfant l’hospitalité à la pécheresse dont il avait usé. Comment il s’était servi de ses pouvoirs pour la conduire à accepter. Et ce qui s’était passé cette nuit-là[1]

— Un instant, je vous prie, l’interrompit le prêtre. Vous dites que vous étiez endormie quand cette personne s’est suicidée et que vous avez été ensuite assommée. Vous n’avez donc pas vu de vos yeux Nomade procéder à cet… échange, comme vous dites.

— Non, mon père, mais…

— Essayez de vous cantonner à ce que vous avez réellement observé, ma fille. Que s’est-il passé lorsque vous vous êtes éveillée, le lendemain matin ?

— J’avais atrocement mal au ventre, comme si j’allais avoir… (Elle baissa les yeux, gênée.) Comme si j’allais avoir mes règles, mais ce n’était pas possible, parce que je les avais eues moins de quinze jours auparavant, et c’est à ce moment-là que Julien est venu me voir et qu’il m’a dit que… Il souriait, la charogne, il souriait comme le démon qu’il est, et il…

— Doucement, mon enfant, doucement…

Diane avala péniblement sa salive, essuya ses yeux humides.

— Il m’a raconté ce qu’il avait fait. Il m’a dit qu’il était Satan… Non ! Lucifer ! Il a dit Lucifer, mais c’est la même chose, n’est-ce pas ? Il a dit que j’allais donner naissance à son enfant, et l’enfant du Diable, c’est l’Antéchrist, mon père, la bête de l’apocalypse, le… (Elle s’interrompit un instant, la bouche crispée sur une moue douloureuse.) Et il s’est moqué de moi. Il a prétendu que j’étais la mère idéale, parce que j’étais tellement conne… Excusez-moi, mais c’est le terme qu’il a employé… Tellement conne, tellement croyante, que je n’oserais pas me suicider, comme l’autre. Et le pire, c’est qu’il avait raison !

— Bien entendu, ma fille, approuva le curé. Notre corps ne nous appartient pas. Dieu nous rappelle à Lui lorsqu’il le juge bon. Je n’ignore pas que vous craignez et respectez Sa loi.

— Mais c’est justement ça qui le faisait rire, mon père ! s’exclama-t-elle, haletante. Que ce soit une fidèle servante de Notre Seigneur qui déchaîne sur la création les forces devant la détruire. Ensuite, il a brisé devant moi un crucifix – le grand crucifix qui était accroché dans la chambre de mes parents –, et il a dit qu’il me briserait de la même manière si je tentais de m’opposer à sa volonté. Heureusement, il m’a laissé celui-ci (elle désigna la croix accrochée au-dessus du lit) et celui que je porte autour du cou. Et vous savez ce qu’il a osé insinuer ? Que je les jetterais moi-même bientôt, quand mon enfant aurait affermi son emprise sur moi… Depuis, ils me séquestrent, lui et cette Marilith qui se prétend infirmière ! Ce ne sont que des démons à sa solde, elle et les domestiques qu’il a soi-disant engagés…

— Pour l’infirmière, je ne sais pas, mais vos domestiques sont des enfants du pays, assura le confesseur. J’en connais plusieurs personnellement. (Coupant net une protestation naissante, il enchaîna :) Avez-vous la preuve que Nomade n’est pas un être humain ordinaire ? L’avez-vous vu par exemple accomplir quelque tour de magie inexplicable, ou bien…

— Mon père ! se récria la jeune femme. Il a pris avec ses mains l’embryon qui grandissait dans les entrailles d’une femme pour l’implanter dans celles d’une autre ! Si ce n’est pas de la sorcellerie, je ne vois pas ce qui…

— Allons, ma fille, vous savez comme moi que le mot « sorcellerie » ne doit pas être employé à la légère. Trop souvent, dans le passé, l’Eglise a erré à ce propos. Vous étiez inconsciente, m’avez-vous dit. Est-il inconcevable que Nomade ait fait venir des médecins qui auraient opéré sans que vous vous en aperceviez ?

Diane musela une réponse hâtive, réfléchit longuement puis haussa les épaules.

— Non, admit-elle enfin, je suppose que ce n’est pas inconcevable, mais je sais que cela ne s’est pas passé comme ça. Oh, monsieur le curé, vous êtes mon seul espoir ! Aidez-moi, je vous en prie. Dites-moi ce que je dois faire ! Dites-moi que vous me croyez, au moins, dites-moi que vous me croyez !

Elle se releva à demi, en une attitude implorante, saisit les mains du prêtre et les serra jusqu’à lui faire mal.

— Je vous crois sincère, affirma-t-il, pour l’apaiser sans mentir. Quant à savoir ce que vous devez faire…

Il ferma à nouveau les yeux, priant Dieu qu’il l’inspire en cette circonstance délicate. Comment rassurer sa paroissienne bouleversée sans lui laisser entendre qu’il estimait ses tourments fruits d’une imagination exacerbée ?

— Ma fille, commença-t-il lentement, détachant bien chaque mot, je pense que ces mésaventures vous sont envoyées par Notre Seigneur pour mettre votre foi à l’épreuve. Vous avez naguère gravement péché contre Sa loi en succombant aux tentations du démon. Dans Sa grande bonté, Il ne vous condamne pas mais vous donne la chance de vous racheter. Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés, nous dit Jésus ; soyez heureux si l’on vous persécute, soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux. Vous devez supportez vos tourments, mon enfant, et vous garder de tout acte désespéré qui vous priverait du paradis au jour du jugement dernier.

— Mais l’Antéchrist ? Puis-je vraiment laisser naître une telle monstruosité ? Ce sera la fin du monde !

— Dieu ne permettra pas à Satan d’aller contre sa volonté. Il purgera votre enfant de toute influence maléfique. Aussi, cet enfant, il vous faut l’aimer !

— L’aimer, mon père ? Mais…

— L’aimer et le chérir, poursuivit le curé, imperturbable. Comme si vous en étiez réellement la mère, car ce n’est que grâce à votre amour et à la volonté de Notre Seigneur qu’il pourra échapper à la malice de son père. Vous me comprenez ?

Diane baissa la tête, mi-honteuse, mi-déçue.

— Je comprends, mon père, et je vous obéirai. Que la volonté de Dieu soit faite et non la mienne…

Le confesseur poussa un imperceptible soupir de soulagement et retrouva ses automatismes.

— Voilà qui est bien parlé. Afin d’implorer la grâce divine, vous réciterez dix Pater et douze Ave Maria. En attendant, je vous donne l’absolution, in nomine patri, et fili, et spiritus sancti, amen. Allez en paix, mon enfant.

Il acheva son signe de croix et se releva, dépliant les articulations douloureuses de ses genoux usés. La jeune femme releva les yeux, changée, résignée.

— Vous allez me laisser ?

— Je reviendrai dès ce soir vous apporter la communion, puisqu’on ne vous permet pas d’aller à l’église.

— Ils vous en empêcheront, mon père ! Vous ne savez pas de quoi ils sont capables.

— M’ont-ils empêché de venir vous parler ? Rassurez-vous et ayez confiance en Dieu : je vous porterai l’hostie ce soir, le jour de Noël et tous les dimanches qui suivront, jusqu’à ce que vous puissiez de nouveau vous rendre à l’autel. Nul ne pourra s’y opposer. Maintenant, reposez-vous et priez. De mon côté, je prierai pour vous. À bientôt, ma fille…

Diane le regarda s’éloigner, passer la porte, la refermer derrière lui. Elle demeura immobile jusqu’à ce que les pas de son dernier espoir se fussent évanouis, à l’autre bout du couloir, puis s’effondra face contre terre, les bras en croix, et donna libre cours à son désarroi.

*

Marilith attendait le curé dans le hall du manoir, au bas de l’escalier de marbre. L’oreille collée à la porte de la chambre, elle avait entendu la totalité de la confession de Diane, et s’était éloignée lorsque l’entrevue lui avait semblé sur le point de se conclure.

— Eh bien ? demanda-t-elle d’une voix claire. Comment l’avez-vous trouvée ?

Le prêtre fit la moue.

— Pas très bien, j’en ai peur. J’ai pu constater que vous n’aviez pas noirci le tableau : elle croit fermement que M. Nomade et vous-même êtes des démons. Sa raison a toujours été fragile, mais je me demande cependant ce qui a pu la perturber à ce point.

— Je ne suis qu’infirmière, remarqua la jeune femme, et je ne sais que ce que m’a dit le docteur Stein, mais je puis peut-être éclairer un peu votre lanterne. (Elle eut un geste pour l’inviter à passer dans la salle à manger.) Vous prendrez bien un café avant de vous en retourner dans ce froid, monsieur le curé ? Je viens justement d’en faire.

— Avec plaisir, mademoiselle, je vous remercie.

Un sourire charmeur aux lèvres, Marilith précéda son invité jusqu’à la grande table de chêne où attendaient déjà deux tasses et une cafetière fumante. Bien qu’il eût depuis longtemps renoncé aux plaisirs de la chair et que son grand âge l’aidât désormais à respecter ce vœu, il ne put s’empêcher d’admirer la silhouette parfaite de son hôtesse, moulée dans une assez courte blouse blanche et chaussée d’escarpins à hauts talons. Cette jeune personne était certainement fort attirante et manquait sans doute un peu de modestie, mais ce n’était néanmoins pas une raison pour l’accuser d’être une créature diabolique…

— D’après le docteur, Mlle Chaffaux souffre d’une névrose assez répandue à des degrés divers…, commença-t-elle en servant le café. Un sucre ou deux ?

— Deux, s’il vous plaît. C’est sans doute un péché de gourmandise, mais je veux croire que Dieu me le pardonne… Continuez, je vous prie. De quelle névrose parlez-vous ?

Marilith s’assit face au prêtre et entreprit de remuer le sucre qu’elle avait déposé dans sa propre tasse.

— Je dois vous avertir que ce que je vais vous dire touche à des sujets qu’on n’aborde généralement pas devant un homme d’Eglise et risque de choquer vos convictions profondes.

— Qu’à cela ne tienne, l’encouragea-t-il, bienveillant. Continuez !

— Tout d’abord, il semble que durant son enfance, on ait voulu la tenir à l’écart de tout ce qui concerne les questions sexuelles. En réaction, cela a provoqué chez elle une intense fascination pour ces choses, qui la pousse à se livrer à des débordements sensuels périodiques – comme cela s’est produit avec M. Nomade. De plus, un choc subi à la fin de son adolescence l’a convaincue que la sexualité était une chose répugnante, devant être bannie, réprimée.

— Je suis au courant, acquiesça le curé. Vous voulez parler de l’affaire qui a provoqué le suicide de son père ?

— En effet. Vous imaginez aisément le déséquilibre que peut causer le conflit entre ses aspirations physiques et ses convictions morales. (La jeune femme marqua une pause, avala une gorgée de café.) Le mois dernier, quand M. Nomade est venu lui rendre visite, elle s’est jetée dans ses bras avec une véritable frénésie. Je ne crois pas que l’on puisse en vouloir à cet homme d’avoir succombé à la tentation : quoiqu’elle s’en défende, Mlle Chaffaux est fort belle. Lorsque l’acte a été consommé, c’est la honte qui a pris en elle le dessus sur la sensualité. Incapable de s’avouer responsable de sa conduite, elle a eu la même réaction qu’il y a dix ans : attribuer ses errances à l’influence de créatures démoniaques. Il se trouve que, cette fois, elle en a aussi conçu une manie de la persécution n’épargnant presque personne. Je ne serais pas surprise qu’elle s’imagine bientôt que vous faites vous aussi partie du complot.

Le prêtre eut un haut-le-corps, choqué.

— Vous savez, monsieur le curé, poursuivit Marilith, je n’ai aucunement l’intention d’être désagréable, mais je pense que l’Eglise n’est pas totalement exempte de reproches en ce qui concerne l’état de cette pauvre femme. Les vieux préceptes de chasteté et de mortification ne…

— Allons, ma fille, l’Eglise ne peut tout de même pas apporter sa caution à la liberté sexuelle.

— Pourquoi pas ? interrogea la jeune femme avec un sourire innocent. Après tout, quand les deux partenaires sont consentants, cela ne fait de mal à personne.

Le curé secoua doucement la tête.

— Je sais que cette opinion est de plus en plus répandue, mais je ne vous surprendrai pas en disant que je la trouve très contestable. Dieu a créé l’homme et la femme pour qu’ils s’unissent dans le mariage, et dans le mariage uniquement, afin de procréer. La recherche du plaisir n’est pas de mise hors de ce contexte.

— C’est là une question purement morale qui ne tient aucun compte de la psychologie humaine. Si vous vous refusez à accepter les rapports sexuels hors mariage, vous pourriez à tout le moins vous contenter de les déconseiller, sans pour autant en faire un péché mortel et menacer des flammes de l’enfer ceux qui s’y adonnent. Si je puis parler franchement, je pense que cette attitude est d’une part parfaitement inutile – puisqu’aucun précepte n’a jamais empêché personne de faire l’amour –, et qu’elle crée d’autre part des complexés, des obsédés et que sais-je encore ? Le cas de Mlle Chaffaux en est un exemple flagrant.

— Je crains de ne pouvoir vous suivre sur ce terrain, déclara le vieil homme en finissant son café.

— Quoi qu’il en soit, c’est l’opinion du docteur Stein, et c’est la raison pour laquelle il interdit à notre patiente de se rendre à l’église tant que son état ne se sera pas amélioré. J’ose espérer que vous ne tenterez pas de vous élever contre cette mesure : c’est à cette condition uniquement qu’elle est autorisée à demeurer chez elle plutôt que d’être internée dans un asile.

— Je ne m’élève contre rien du tout, rassurez-vous, répondit le prêtre, comme à regret. Je ne suis ni médecin, ni psychologue, et ne puis être juge en cette matière. Sans violer le secret de la confession, je peux vous confier que je suis plus ou moins entré dans le jeu de Mlle Chaffaux et que je ne lui ai rappelé la crainte de Dieu que dans le but de l’empêcher de mettre fin à ses jours. Je souhaite sincèrement qu’elle se rétablisse. J’espère juste que ce rétablissement ne sera pas au prix de sa foi. (Il se leva, força un sourire sur ses lèvres gercées.) Si vous voulez bien m’excuser, il est temps que j’aille m’occuper de mes ouailles.

— Bien entendu. J’ai été charmée de discuter avec vous, monsieur le curé. Compte tenu de la bonne volonté dont vous faites preuve, il est évident que vous pouvez revenir aussi souvent que vous le désirez. Le docteur pense même que ces visites pourront aider à débarrasser Diane de ses obsessions démoniaques. (Elle leva les yeux au ciel.) Pauvre M. Nomade ! Quand je pense qu’elle le prend pour le Diable !

Le prêtre se signa vivement.

— Plaise au Ciel que Satan demeure en dehors de tout cela. Au revoir, mon enfant. Soyez bénie pour votre dévouement.

Marilith le remercia d’un signe de tête puis l’escorta jusqu’à la porte du manoir. Lorsqu’il eut disparu derrière la première courbe de l’allée goudronnée, elle verrouilla à nouveau les deux lourds battants. Alors, sûre qu’il ne pouvait l’entendre, elle posa les mains sur ses hanches et laissa échapper l’éclat de rire qui la tenaillait. Sans aucun doute, elle était la première succube à avoir été bénie par un serviteur de Dieu !

*

Lorsqu’elle eut pleuré tout son soûl, au point que ses yeux ne lui semblèrent plus capables de générer la moindre larme, Diane se releva à genoux, rejoignit son lit et s’y hissa avec peine, anéantie. Traversée par des frissons d’horreur et d’angoisse, elle se recroquevilla en position quasi fœtale, la tête enfouie dans l’oreiller.

— Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? murmura-t-elle. N’avais-je pas encore assez payé ?

C’était injuste, beaucoup trop injuste. Elle s’en voulait de cette pensée, puisqu’il ne lui appartenait pas de juger les actions divines, mais ne pouvait cependant la chasser. Certes, les voies du Seigneur étaient impénétrables, et peut-être la souffrance de son humble servante entrait-elle dans le cadre de quelque grand et mystérieux dessein. Certes, s’il ne s’était pas manifesté quand Jésus lui-même l’avait supplié de l’épargner, Il n’interviendrait pas d’avantage en faveur d’une pauvre pécheresse. Certes… Cela n’enlevait pas à Diane son accablement, le sentiment d’être une sorte de bouc émissaire sur lequel le monde entier s’acharnait sans raison.

— Pourquoi ? répéta-t-elle. Pourquoi moi ? Je n’ai jamais voulu faire de mal à personne… Je vous en supplie, Seigneur, je n’ai pas le courage nécessaire pour être une martyre…

Malgré la réponse préfabriquée qu’elle avait faite au prêtre, et bien qu’elle tentât de toutes ses forces de repousser cette idée, elle savait que ce n’était pas la volonté de Dieu qu’elle désirait voir accomplie mais bien la sienne. Elle ne demandait pas grand-chose : juste qu’on la laisse tranquille, qu’on la laisse vivre en paix avec ses souvenirs et ses remords, qu’on cesse de lui faire mal.

— Pardonnez-moi, mon Dieu, pardonnez-moi, psalmodia-t-elle, frappant l’oreiller de son poing serré. Je ne suis pas digne de Vous servir. Je suis faible. J’ai toujours été faible, mais je le suis aujourd’hui plus que jamais…

Sa bouche se crispa lorsqu’elle songea qu’elle ne pouvait plus même se mortifier de la cruelle discipline dont elle usait sur son dos chaque fois que l’assaillaient les tourments de la chair ou que naissait en elle un impérieux besoin de faire pénitence. Le fouet lui avait été retiré, Nomade ayant prétendu que son emploi risquait d’être néfaste au développement de l’enfant. Mais ce n’était qu’une brimade de plus, bien entendu : un fœtus qui avait survécu à la mort de sa porteuse puis à l’atroce transplantation n’eût pu être menacé par une telle peccadille.

L’enfant… Qu’avait dit le confesseur, à son sujet ? Qu’elle devait l’aimer ? Le chérir ? Diane posa une main machinale sur son ventre, par-dessus l’épaisse jupe du tailleur qu’elle avait enfilé au saut du lit pour recevoir son visiteur. Elle l’y laissa de longues secondes, le temps de constater qu’aucun mouvement ne s’y faisait encore sentir. Pourtant, il était bien là, elle le savait, la meilleure preuve en étant que ses règles n’avaient pas réapparu depuis la terrible nuit où avait été violée son intimité. Il était là. Elle l’imaginait déjà formé, la peau d’un rouge éclatant, le crâne orné de petites cornes, le bas du dos prolongé d’une longue queue et les pieds semblables à ceux d’un bouc. Une image douloureuse s’imposa à la jeune femme, celle de l’entrejambe du bébé, où – comble de l’horreur – s’attachait un sexe énorme, dressé, digne du démon qu’il était, prêt à damner toutes les pauvres filles qui se trouvaient sur son passage et n’auraient pas la volonté de lui résister…

— Comme moi, marmonna-t-elle. Comme moi…

Elle porta une main à sa bouche pour étouffer de nouveaux sanglots, la mordit, d’abord sans violence puis de plus en plus fort, jouissant des vagues de douleur qui fulguraient le long de son bras, qui occultaient les pensées rebelles, les raisonnements impies. On lui avait pris son fouet ? Soit ! Elle s’en passerait… Elle ne desserra les dents qu’en sentant le goût âcre du sang envahir sa bouche, lui donner la nausée. Quelques taches écarlates maculèrent le drap et l’oreiller lorsqu’elle retira sa main où demeurait une douleur lancinante, plus assez forte pour l’empêcher de penser mais suffisant tout de même à lui donner une impression de juste châtiment.

Aimer ce monstre ? Oui, bien sûr, elle pouvait essayer, si c’était là ce que Dieu exigeait. Mais comment ? En commençant par cesser de l’appeler « monstre », sans doute… Malgré les images d’Epinal qui se bousculaient en elle, Diane savait bien en son for intérieur que les petites cornes et les pieds fourchus n’étaient qu’une représentation symbolique. Quand il sortirait de ses entrailles, le nouveau-né ne serait sans doute pas différent d’un autre petit d’homme. Après tout, il avait été engendré de manière naturelle – et sa mère, ses mères étaient humaines. Le curé avait probablement raison : son éducation déterminerait en grande partie sa personnalité… L’aimer, oui, la solution était bien contenue dans ce simple mot. Et peut-être elle-même n’aurait-elle pas à faire pour cela autant d’efforts qu’elle se l’imaginait. Peut-être l’instinct maternel prendrait-il malgré tout le pas sur sa répugnance. L’aimer… L’aimer au point de chasser de lui toute composante diabolique, quitte à le battre pour cela, quitte à le battre chaque jour – et le soigner ensuite en récitant l’évangile.

— Je Vous obéirai, mon Dieu, je Vous obéirai…

Mais la laisserait-on faire, seulement ? Ne le lui retirerait-on pas à la naissance pour l’empêcher d’exercer sur lui son influence salvatrice ? Non, cela ne devait pas être. Elle l’empêcherait. Personne ne lui prendrait son enfant pour en faire une créature de Satan !

Deux coups brefs furent frappés à sa porte.

— C’est Marilith ! Je vous apporte le petit déjeuner. Je peux entrer ?

Diane se redressa, le visage marqué d’une détermination nouvelle. Elle essuya ses yeux rougis, enfouit sa main blessée dans la poche de sa veste.

— Entrez ! dit-elle, d’une voix qu’elle eût voulu plus assurée.

Celle qu’on lui avait tout d’abord présentée comme une sage-femme, et qui s’était ensuite revêtue d’une tenue d’infirmière pour asseoir sa position d’autorité face à d’éventuels visiteurs, pénétra dans la chambre, souriante, un plateau en main.

— Il ne fallait pas vous déranger, Marilith, j’allais descendre…

Les traits de l’arrivante se peignirent d’une brève expression de surprise. Jamais encore sa patiente forcée ne s’était adressée à elle avec autant de calme, jamais elle n’avait employé son nom plutôt qu’une quelconque expression injurieuse.

— Désormais, je prendrai mon petit déjeuner dans la salle à manger, continua Diane, conservant avec peine un ton égal.

— On dirait que la visite de votre curé vous a fait le plus grand bien, remarqua la succube, ironique, après avoir déposé le plateau sur la table de nuit.

Son interlocutrice se força à la regarder en face, comme pour se prouver qu’elle ne lui faisait plus peur.

— La religion m’a toujours été d’un grand secours, admit-elle. Vous devez comprendre ça, vous qui servez aveuglément votre maître…

— Aveuglément ? répéta Marilith, sortant de sa poche un paquet de cigarettes et un briquet. Ce n’est pas tout à fait le terme que…

— Je vous serais reconnaissante de ne pas fumer dans ma chambre, la coupa Diane. Je crains que ce ne soit mauvais pour l’enfant.

La femme en blanc lui jeta un coup d’œil interloqué mais ne protesta pas, rangea les objets mis à l’index.

— Vous pouvez disposer, conclut la maîtresse de maison, comme elle se fût adressée à n’importe quelle domestique.

La réaction de la succube fut instantanée. Elle émit un petit sifflement furieux, tourna les talons et sortit de la pièce en claquant la porte. Restée seule, Diane sentit ses jambes se dérober sous elle et dut s’asseoir. Son cœur battait à tout rompre, mais elle était pourtant satisfaite : pour la première fois, elle venait de remporter une victoire contre ses ennemis et, elle voulait le croire, ce n’était qu’un début. Personne ne lui prendrait son enfant, se dit-elle à nouveau.

Pour cela, il lui faudrait feindre devant Nomade de marcher droit, d’accepter son sort. Mais tout comme voler un voleur n’était pas voler, mentir au prince des mensonges n’était pas mentir. Quant à Marilith, il ne s’agissait après tout que d’une servante, qu’il convenait de traiter comme telle et non de craindre. Il fallait être forte, voilà tout, plus forte qu’eux.

Le regard de la jeune femme se posa sur le plateau où reposaient un bol de café, des tartines et de la confiture. Alors qu’elle ne s’était durant les dernières semaines alimentée que par habitude, elle se rendit compte qu’elle avait faim. Etre forte… Oui. La force morale passait par la robustesse physique. Animée d’une volonté et d’un optimisme neufs, elle entreprit de dévorer son petit déjeuner.